Serge Perrotin est un scénariste de bande dessinée reconnu, avec plusieurs séries à son actif. Comme plusieurs autres auteurs vendéens, il a été à l’école de Didier Crisse. Il a bien voulu retracer son parcours.
Interview réalisée par François René.
Serge, comment êtes-vous venu à la bande dessinée ?
Je suis né en 1962 à Pouzauges, dans le bocage vendéen, je suis donc de la génération Pif, Tintin, Astérix. Issu d’un milieu populaire, je fréquentais gamin la bibliothèque paroissiale de ma commune, où on pouvait accéder à ces quelques grandes figures. Mais j’ai aussi été très marqué par la collection Signe de Piste, et les extraordinaires illustrations de Pierre Joubert. Je pense que mon amour de la BD est aussi venu de ce dessinateur, qui a formé notamment Patrice Pellerin et Emmanuel Lepage.
Je lisais également les petits formats BD de l’époque : Blek, Akim, Zembla, Capitaine Swing. Ces revues étaient bon marché et donc on les avait à la maison. Il y a aussi les vignettes des livres scolaires qui me faisaient rêver, proches du graphisme BD.
A l’adolescence, j’ai évolué, et j’ai été marqué par des auteurs qui ont révolutionné la BD, en particulier Derib, avec son western humaniste Buddy Longway, et Cosey avec Jonathan. J’entrais en résonance avec ces héros, et, chose nouvelle pour l’époque, ceux de Derib vieillissaient avec les albums. Avec celui-ci, il n’y avait pas que de l’aventure, mais aussi un regard sur les Indiens que n’avaient pas les autres auteurs : d’ailleurs le héros épouse une indienne. Cosey m’a aussi frappé par son approche de la politique chinoise. Ensuite, j’ai découvert Jean Van Hamme avec Thorgal et Largo Winch. Ils m’ont tous donné envie de scénariser, sans oublier les deux grands maitres de la BD d’aventure que sont Charlier et Greg (avec la différence que Jean Van Hamme laisse plus de place au dessin).
Et votre premier scénario ?
Il est arrivé tardivement, si j’ose dire. Je voyage régulièrement, et jeune, j’ai voulu découvrir les grands sites précolombiens, j’avais prévu de le faire en un an et j’ai mis trois ans. J’ai commencé à cette occasion mon journal de voyage : je n’avais jamais écrit auparavant. Mon acte d’écrire a commencé là, à 27 ans. J’avais une petite sœur de 14 ans ma cadette, je lui ai rédigé durant mon voyage un roman, que je lui ai envoyé. Elle a adoré, l’a fait lire à ses copines, et à mon retour en France elles en avaient fait un livre, tiré à un seul exemplaire. J’ai donc commencé à écrire des nouvelles, des romans. Lors d’un passage au festival d’Angoulême, où j’allais tous les ans, je parle avec Luc Brunschwig (« Le pouvoir des innocents »), qui m’incite à écrire de la BD puisque tous deux nous aimons le cinéma.
Mon premier scénario date des années 90 : j’avais 30 ans. J’ai toujours été fan de BD mais je ne pensais pas pouvoir être écrivain. Mon premier scénario de BD se situe dans le domaine de la science-fiction : Pakal.
Vous avez pu le faire dessiner ?
Pas à ce moment-là : je suis passé voir le patron de la librairie « 85000 » à La Roche-sur-Yon, qui m’apprend que Didier Crisse vit en Vendée, et il m’envoie chez lui. Je connaissais Crisse à travers ses BD, bien sûr, en ignorant où il habitait. Il me reçoit tout un après-midi dans son atelier, il me conseille, m’encourage à persévérer. Pakal ne va donc pas exister pour l’instant, ce sera pour beaucoup plus tard. Didier Crisse me suggère plutôt d’écrire sur ce qui est demandé, notamment le polar. J’adorais Tony Hilleman, un flic navajo qui enquête dans le milieu indien en découvrant une culture, et Crisse me dit : « crée ton propre polar ethnographique ». C’est ainsi que j’ai imaginé la BD Lance Crow Dog, un agent du FBI métis, né d’un père indien et d’une mère irlandaise, qui enquête dans les réserves indiennes d’aujourd’hui. Ce personnage est un peu perdu entre deux cultures, il a une collègue, ce n’est pas un couple au début mais ils finiront par le devenir (dans le tome 8), et ils vieillissent au fur et à mesure des albums, comme Buddy Longway.
C’est Gael Séjourné qui l’a dessiné ?
Oui, je l’ai connu grâce à un article dans Ouest-France, où il parlait de sa création, une parodie de Robin des Bois, qu’il n’a jamais publiée, d’ailleurs. Il habite les Sables, son coloriste Verney aussi, je l’ai contacté et on a lancé ensemble Lance Crow Dog, il est passé au dessin réaliste. C’était pour lui aussi sa première BD publiée, aux éditions Le Téméraire. J’ai fait les tomes 1 à 5 avec Séjourné : les 2 premiers sont parus au Téméraire, puis les 3 à 5 chez Soleil, qui a repris les tomes 1 et 2. Les tomes 6, 7 et 8 ont été dessinés par Jean-Marc Allais, et édités chez BD Must. Ce tome 8 devrait être le dernier, avec à la fin un épilogue qui se passent 7 ans après et a été dessiné par Séjourné. Mais peut-être que ce sera le début d’une nouvelle suite, peut-être que je n’arrêterai pas au tome 8…
Vous n’avez pas pour autant abandonné la SF ?
Non, et d’abord j’ai écrit Terra Incognita. Dans la foulée de ma rencontre avec Crisse, celui-ci crée le groupe du Pichet : dans un bar de La Roche-sur-Yon, il réunit des auteurs qui lui semblent prometteurs. Il nous demandait de jeter un œil sur sa propre production, et examinait les nôtres ; nous repartions avec des billes, il nous disait ce qui n’allait pas. Il y avait là plusieurs dessinateurs, parmi lesquels Chami, qui était en train d’adapter en BD Azteca, un ouvrage énorme sur l’univers précolombien. Cela a créé des liens entre nous, j’ai proposé à Chami une histoire originale s’appuyant sur cet univers précolombien : Terra Incognita.
Nous avons signé avec un premier éditeur, puis nous sommes passés chez un autre, et nous avons fait une trilogie. Arrivés au bout de celle-ci, nous avons récupéré les droits et créé notre propre structure éditoriale, que nous avons appelée Monkey Verde. Il me propose ensuite de dessiner Pakal : ce sera le tome 4 de Terra Incognita. Dans les 3 premiers tomes, il y a des entités qui kidnappent des occupants à la fin du monde, et les emmènent 30 000 ans plus tard, avec une seule femme. Pakal, lui, voyage dans le passé, au 16ème siècle : il sait que Cortès va arriver et il va essayer de le tuer. Mais s’il le fait il risque de modifier l’Histoire… J’ai donc réécrit Pakal pour faire coïncider mon scénario avec Terra Incognita, et j’ai fait du héros un ascendant du héros de la première trilogie, à l’image des Timour, la série de Sirius que je lisais dans mon enfance. Chami a dessiné le premier tome, dit tome 4, et c’est notre coloriste, Bry, qui dessine actuellement le tome 5, elle fait un travail superbe. La parution est prévue pour le 1er trimestre 2022, et le tome 6 est commencé.
Vous avez fait d’autres scénarios ?
Bien sûr. J’ai travaillé avec Beno, avec qui j’ai fait « L’autre terre ». J’étais alors président du festival Abracadabulles aux Sables d’Olonne, j’invitais des gens qui créaient des fanzines. C’est comme cela que j’ai rencontré Beno, et avec lui, j’ai fait une trilogie aux éditions Joker. Son dessin est très influencé par Crisse.
J’ai également écrit « Sphères », paru aux éditions Soleil, dessiné par Laurent Libessart, toujours du dessin réaliste, en ligne claire. Cette histoire se déroule en un seul tome : une archéologue en Espagne découvre une source d’énergie, tombe sur des ossements et sur un sarcophage contenant une femme intacte, qui a 35 000 ans et qu’une sphère maintient en vie ; si on la réveille, on aura un livre d’histoire ; sauf que notre archéologue a un ami militaire, qui à ce titre veut récupérer la sphère. Je suis parti du livre de René Barjavel, « La nuit des temps ». Et Laurent Libessart représente pour moi la première fois que je travaille avec un dessinateur que je ne connaissais pas.
De même avec Marc Bourgne. Cette fois, c’est lui qui m’a appelé : il voulait un scénario sur la culture des indiens Kodiak en Alaska, je lui ai écrit Kodiak, qui est paru chez Glénat. Je n’avais que 39 pages à faire car lui voulait garder le fil rouge de sa série et avait besoin des autres pages. On a vraiment bien bossé !
Avec Bourgne, j’ai en gestation un western en BD, « Big Sky ». Il a dessiné aussi Michel Vaillant, et voulait faire un western. Je le rencontre à Angoulême, mais il nous manque un coloriste ; je lui suggère Bérangère Marquebreucq qui a colorié les albums de la série XIII Mystery, je me rends au festival de BD de St Laurent-sur-Sèvre où elle devait venir et elle me dit OK pour Big Sky ! C’est super.
Vous avez même écrit un scénario de film ?
J’ai fait aussi chez Futuropolis « Au nom du fils », l’histoire d’un père qui cherche son fils enlevé en Colombie. Frédérique Massart, directrice des droits audiovisuels chez Gallimard, me dit que ça l’intéresse pour une adaptation télé, je lui fais le pitch pour en faire un film. Un mois après, Olivier Peray m’appelle pour me dire qu’il veut l’adapter, et accepte que je coscénarise le film avec lui. J’ai donc coécrit le film, qu’il a réalisé, et il a été diffusé sur Arte. Je considère que j’ai eu de la chance.
Votre actualité ?
J’ai sorti en juillet 2021 le tome 2 de ma série « LYNX», aux éditions Paquet. Cette histoire est dessinée par un russe qui vit à Moscou, Alexandre Eremine ; il ne parle pas anglais, je ne parle pas russe, on échange grâce à un traducteur en ligne. Je ne suis pas déçu, les intentions du scénario sont présentes dans les planches finalisées. Je l’ai rencontré chez l’éditeur Joker, il avait fait « Hacker » en 3 tomes. Lynx, c’est l’histoire d’un agent du futur écologique, membre du DIPCE, département interplanétaire de prévention des catastrophes écologiques ; il a perdu une fille, on lui adjoint une fille qui pourrait être la sienne, ils sont sur « Terre 3 ». C’est à ce moment-là qu’a été créé le DIPCE, le tome 1 étant sur le thème de l’eau, et le tome 2 sur le réchauffement climatique. Ce n’est pas un pensum militant, mais un récit d’aventure.
Je viens aussi de sortir mon premier roman graphique, « Home Exchange », une BD au format plus petit et avec une forte pagination et moins de cases : 150 pages, avec Maucler pour dessinateur. L’histoire parle d’un couple d’artistes qui échange sa maison et arrive en Australie ; lui écrit, sa femme peint, elle se sent observée, le mari de l’autre couple est resté et regarde. Ca commence comme un polar, c’est aussi une histoire d’amour, avec de l’espace et une petit touche fantastique liée à la culture aborigène. J’ai moi-même passé un an là-bas, et vécu cet échange de maisons.
Enfin, pour compléter ce balayage de mes œuvres, j’écris aussi des livres pour enfants. Dans l’un d’eux, je parle de la drogue, j’avais peur que ça choque mais finalement ça permet aux enseignants d’aborder ce thème délicat au travers d’une fiction.
Comment vous vient l’inspiration ?
C’est une rencontre entre le voyage, le cinéma et la littérature, qui sont mes principales passions. Et j’utilise la méthode Van Hamme : comme l’imagination ne vient pas toujours, il faut s’imposer des horaires de bureau pour être productif. Je travaille donc tous les matins.
Je ne fais que des histoires réalistes, je ne fais pas dans l’humour. Ma seule incursion dans le dessin dit d’humour, cela a été pour le livre « Joseph Carey Merick». J’ai aidé Denis Van.P le dessinateur à terminer son livre mais je n’ai pas été crédité.
Dans le roman, on est le seul maitre à bord : avec des mots on doit donner à voir. Quand le scénariste de BD voit « ses » planches, son rêve devient réalité, c’est du tangible, son récit s’incarne. D’où l’importance de la collaboration avec le dessinateur. J’ai été longtemps enseignant en technologie, j’ai commencé comme dessinateur industriel. C’est un monde très cartésien, très loin du monde artistique. J’ai commencé dans ce domaine de la BD par amour du dessin. L’étincelle de départ était quand même le dessin.
Comment écrit-on un scénario ?
J’avais récupéré la copie d’un scénario de Jean-Michel Charlier, ce qui m’a été très utile. Le scénariste doit visualiser ses planches : pour chaque case, j’ai un plan du visuel dans ma tête, je donne ma proposition au dessinateur. Je décris exactement ma vision mais je ne donne pas la dimension de la case : c’est au dessinateur de décider cela. Et il y a des règles : pour une scène de bagarre ou d’action, il faut donner l’illusion au lecteur de la vitesse, donc on fait des cases verticales pour créer cette illusion. A l’inverse, pour une scène dans le désert, on doit être plutôt sur l’horizontale, l’œil du lecteur devra parcourir la case, il va donc prendre du temps. Il faut respecter la façon dont le lecteur lit.
De même, quand on fait une plongée, on a très souvent ensuite une contre-plongée : c’est un langage de la mise en scène, en BD comme au cinéma. Le scénariste apporte des outils sur la grammaire visuelle et cinématographique de la planche. Son travail, ce n’est pas que des dialogues. On a un outil très important, le story board, qui est la traduction graphique rapide du scénario. Cauvin, par exemple, dessinait succinctement son scénario ; personnellement, je l’écris, je valide avec le dessinateur, et ensuite c’est celui-ci qui fait et je ne l’embête pas : une planche représente une semaine de boulot pour lui, je ne vais pas lui dire au bout d’une semaine que ça ne convient pas.
Beaucoup de dessinateurs utilisent aujourd’hui l’ordinateur pour dessiner, je leur conseille d’utiliser plutôt le papier. En plus, c’est un original qui aura une valeur !
PROPOS RECUEILLIS PAR FRANCOIS RENE