Gaumais d’origine, amoureux de sa région, Jean-Claude Servais nous a gentiment accueillis pour nous parler non seulement du splendide diptyque qu’il a réalisé sur l’abbaye d’Orval mais aussi de sa nouvelle série, « les Chemins de Compostelle » dans laquelle il nous fait voyager à travers toute la France.
Bonjour Jean-Claude Servais, qu’est-ce qui vous a poussé à devenir auteur de BD ?
Je suis né auteur de bandes dessinées ! Depuis que je suis enfant, je dessine. J’ai toujours aimé dessiner des suites de dessins qui racontaient quelque chose. Je ne faisais pas de dessins uniques. C’est comme cela que j’ai décidé de devenir auteur de BD. Je vis de ma passion, j’ai toujours la foi et j’ai encore de nombreux nouveaux projets en tête.
Une bonne partie des albums que vous avez réalisés se déroulent en Gaume. Comment expliquez-vous cette grande histoire d’amour avec votre région ?
J’ai commencé ma carrière à 20 ans… C’était il y a 40 ans. Je travaillais pour les journaux de Spirou et de Tintin où je faisais des histoires réalistes à la «Oncle Paul». A l’époque, il n’y avait pas Internet et j’habitais ici, à Jamoigne en Gaume. Pour la documentation, il est vrai qu’il y avait la bibliothèque, mais ce n’était pas évident. J’ai donc préféré dessiner la Gaume que j’avais à portée de crayon !
Pour les Belges, la Gaume a une certaine part d’exotisme parce qu’ils sont toujours passés par là à un moment donné. Que ce soit dans le cadre d’un camp dans les mouvements de jeunesse, une excursion à Orval ou autre, ils ont toujours des souvenirs qui les rattachent à cette région. Moi, j’ai toute cette belle nature à disposition. Dessiner la Gaume, c’est beaucoup plus facile pour moi que n’importe quelle autre région et cela donne un caractère authentique à mon dessin.
Dans ce cas, pourquoi avoir mis tant de temps avant de vous lancer dans un projet comme Orval qui se trouve à deux pas de chez vous ?
C’est vrai que c’est à côté, mais c’est un sujet historique et complexe ! Il n’existait pas, avant mes albums, de livres de vulgarisation de l’histoire d’Orval. Il existait des livres très sérieux d’historiens pointus. Ces livres sont tout à fait authentiques mais très indigestes à lire. Je n’osais pas trop me lancer de peur d’avoir un retour négatif de ces historiens. En fait, c’est un ami médecin installé dans la région qui m’avait lancé ce défi. Il est le président de l’association historique d’Orval « Aurea Vallis et Villare » et pouvait donc m’aider à respecter le cadre historique d’Orval. J’ai tenté le coup !
Comment s’est passée votre collaboration avec les moines ?
J’avais aussi des craintes par rapport à la tutelle des moines sur mon œuvre. Pourtant, ils m’ont laissé une paix royale dans la création. J’avais laissé mon synopsis et mes premières planches à cet ami médecin qui a servi d’intermédiaire pour la validation du début de l’album.
Au bout d’une quinzaine de planches, les moines m’ont invité à l’abbaye d’Orval. J’avais un a priori sur ce milieu. J’avais l’impression qu’ils étaient très fermés voire même austères. J’y suis donc allé sans grand enthousiasme et je me suis retrouvé dans leur salle de réunion. Je les ai vus débarquer les uns après les autres “comme des gamins”. Ils arrivaient, venaient s’intéresser à mon travail, ils m’ont très bien accueilli. Il y en a même un qui m’a dit : «j’ai bien connu Tendre Violette dans ma jeunesse ! »
Les moines m’ont soutenu. Ils vendent d’ailleurs mes albums encore actuellement dans la boutique d’Orval. Ceux relatifs à Orval, mais aussi ceux sur les chemins de Compostelle. Je sais aussi que dans la bibliothèque accessible aux personnes qui viennent faire une retraite à Orval, mes albums sont présents. En fait, ils sont bien plus ouverts que ce que je pensais et ce fut une très bonne expérience.
Est-ce difficile d’intégrer une fiction dans un cadre historique ?
C’était surtout nécessaire ! Si c’était juste un récit historique, je ne l’aurais pas fait. Un bouquin historique écrit par l’archiviste, le bibliothécaire ou l’historien local illustré par un dessinateur qui dessine bien mais qui ne raconte rien de spécial, ce n’est pas vivant. Il faut une narration qui relève l’histoire tout en la respectant. Beaucoup de gens de la région ont découvert l’histoire d’Orval à travers mes albums car il n’y avait pas de livre qui la rendait accessible à tous avant les miens.
N’avez-vous pas eu envie de continuer l’histoire en faisant un troisième tome ?
J’avais fait le tour. Je suis passé à autre chose et j’ai fait Godefroid de Bouillon. J’ai traité l’autre sujet porteur de la région ! Ce sont des albums que je n’aurais pas pu faire dans ma jeunesse. Il fallait du métier, une certaine maturité, de l’expérience pour traiter des sujets pareils qui sont beaucoup plus complexes que d’autres.
Et maintenant vous êtes parti sur Compostelle…
C’est dans la continuité d’Orval tout en rejoignant des personnages comme Tendre Violette (qui fait d’ailleurs quelques apparitions dans le premier tome). C’était également l’occasion de sortir de Gaume. J’ai, je pense, utilisé toute cette matière régionale. Il était temps que je passe à autre chose.
Mon éditeur m’a tendu la perche. Il m’avait sensibilisé aux problèmes que rencontre la diffusion de mes albums en France. Les sujets n’étant pas assez « français », il est difficile d’y trouver mes albums ce qui est dommage car, je le vois lorsque je suis en dédicace, les gens achètent mes albums en nombre. C’est normal vu qu’ils ne parviennent pas à les trouver en librairie ! Compostelle est un sujet qui touche plus le public français, du coup, cela le réveille en même temps que les libraires et les médias français. On se promène à travers toute la France.
Ici, les gens qui vivent en Gaume sont touchés de voir leur région dessinée. Il n’y a pas de raison que ce ne soit pas le cas en France.
Avez-vous vous-même suivi l’une des routes de Compostelle ou les découvrez-vous au fur et à mesure de vos albums ?
Je les découvre album après album vu que je n’ai jamais fait le chemin. Je ne relate pas mon expérience mais j’ai lu celle d’autres personnes qui l’ont racontée dans leurs livres.
Il y a 4 personnages différents dans la BD qui font le chemin pour des raisons différentes. Ils ne sont pas inspirés par ma propre expérience. Cela devait être beaucoup plus large. Compostelle est un prétexte, le but c’est de visiter la France. J’avais aussi envie de créer des personnages qui ont de la puissance, du vécu, une âme humaine… J’avais envie de les voir évoluer car ils n’en sont qu’au début de leur chemin.
De ce que j’ai lu, les premiers 15 jours des routes de Compostelle, c’est un peu du tourisme. On est encore avec son passé, progressivement, on entre dans les chemins. Au final, on oublie tout pour n’être plus que dans le chemin.
Au niveau de la documentation comment vous y prenez-vous ?
Après avoir écrit le scénario, je me rends dans la région concernée pour faire un reportage photo qui m’offre pas mal de documentation par la suite. Pour le tome 2 des chemins de Compostelle où une bonne partie de l’intrigue se passe en Bretagne, je me suis fait conseiller par un folkloriste ardennais passionné de Bretagne. Il a d’ailleurs écrit un livre qui se nomme « Ardennes-Bretagne, sœurs lointaines » illustré par des dessinateurs ardennais et bretons et un gaumais, moi !
Avez-vous déjà écrit tous les scénarios ou avancez-vous au gré des albums ?
Je travaille album par album. J’ai laissé partir mes 4 personnages sur les routes de France et je savais que certains allaient se croiser. J’ai lancé également un tueur en série dans la nature, je viens d’ailleurs de décider qui serait l’assassin. Jusque-là, je ne le savais pas moi-même !
J’ai décidé de faire un cycle de quatre albums avec ces personnages et de conclure avec la découverte du tueur en série. Les 4 se retrouveront alors à Tours qui est le point de départ de l’un des 4 chemins classiques de Compostelle, les autres étant Verzelay, La Puy et Arles. J’ajouterai 3 autres albums avec d’autres personnages qui partiront de ces routes afin que tout le monde se retrouve à Compostelle. Le but pour moi est aussi que le lecteur puisse lire chaque album individuellement.
L’aspect imaginaire est fort présent dans vos scénarios. Est-ce une tournure scénaristique que vous souhaitez maintenir par la suite ?
Oui, dans ce premier cycle, l’imagination des personnages sera bien présente. Par contre, je tiens beaucoup à maintenir l’aspect « documentaire régional ». Dans le tome 3, Blanche passe par la Champagne où elle retrouve des membres de sa famille venus s’y installer dans les années 30. C’était la crise à cette période et ils étaient venus s’installer comme cultivateurs. Lorsque le vignoble de Champagne s’est étendu, ils sont devenus viticulteurs. Ce sont des scènes de vie que je trouve importantes et que j’aime montrer à mes lecteurs.
A quand l’album suivant ?
Dans un an, même jour, même heure ! J’aimerais tenir ce rythme et pourtant, c’est dur : 70 planches scénarisées, dessinées et la supervision des couleurs… Je travaille beaucoup car j’aime voir aboutir les choses et puis, c’est ma passion ! Commercialement aussi, sortir un album mi-novembre, ce serait catastrophique car on se retrouve à côté des best-sellers et il n’y a plus de place pour mettre mes albums. Tandis qu’en sortant l’album en octobre, il trouve et garde sa place dans les nouveautés jusqu’aux fêtes.