Lorsque vous avez l’occasion de sortir, vous avez peut-être eu l’occasion d’admirer une collection collective très originale. Il s’agit d’une gigantesque collection privée (car appartenant à des personnes privées) composée de centaines, voire de milliers d'ours en peluche. Article d'Axel Gryspeerdt de l'association Collectiana
Les premières traces de cette collection tout à fait particulière et spécifique se sont fait sentir dès la fin du mois de mars 2020 dans diverses régions du monde : aux États-Unis d’Amérique, pays traditionnellement admirateur des teddy bears, en Nouvelle Zélande, et en Europe, surtout aux Pays-Bas ainsi qu’en région flamande de la Belgique. Avant de s’étendre un peu partout. Et ceci uniquement grâce à des initiatives individuelles, s’ajoutant les unes aux autres.
En quelque sorte, on assiste à l’émergence d’un nouveau ou quasi-nouveau type de collection : une formidable «collection privée collective», rendue possible par le comportement concomitant de milliers de personnes en Europe, aux USA et en Australie et Nouvelle Zélande, qui se sont mis à exposer des ours en peluche à leurs fenêtres ou à la devanture de leur habitation.
Cette collection place ainsi ses trésors aux yeux de tous, dans le but premier d’égayer les sorties des enfants, privés d’école et confinés la plupart du temps chez eux tout en pouvant circuler seulement dans leur quartier d’habitation.
Le principe de l’enchantement des promenades est simple : les enfants doivent repérer les ours placés aux fenêtres des habitations privées. Il s’agit de les observer (parfois avec jumelles), de les dénombrer, de les différencier des autres animaux en peluche qui cohabitent avec eux : singes, lapins, girafes, moutons … Le comptage peut se faire par fenêtre, par maison, par quartier, par trajet, par promenade. Une cartographie peut être établie. Tout se déroule comme s’il s’agissait « d’une véritable chasse à l’ours » menée par des centaines d’enfants.
Et ce n’est pas tout ! Dans cette chasse et au cours de leurs repérages, les enfants et les parents peuvent aussi photographier les objets « de collection » exposés, voire prendre des vidéos des mises en scènes et compositions d’ours réalisées par les habitants.
Ces derniers jouent le jeu en plaçant bien en vue leurs « nounours » favoris, en établissant des « compositions esthétiques », en jouant sur les tailles et les couleurs, voire en renouvelant de temps en temps le choix des animaux qu’ils exposent, en les travestissant ou en les grimant.
Ce qui est avant tout aide à la promenade des enfants, est régulièrement accompagné d’un hommage aux personnes soignantes des malades du covid-19, et aux aidants de tous types.
Autant de « clins d’œil » aux passants par les oursons assemblés aux fenêtres, ou parfois disposés devant les habitations, assis goguenards sur de petits bancs ou encore placés sur des boîtes aux lettres, où ils paraissent triomphants.
Mais une des particularités principales est bien là : en calculant le total de ces « objets » , dispersés de maisons en maisons, la plus gigantesque des collections d’ours en peluche est rendue accessible aux regards de tous. Les premiers habitants à exposer les jouets en question ont été suivis et copiés par les autres, à tel point que des quartiers entiers de « maisons aux ours » sont apparus dans la géographie urbaine, tout comme en périphérie des grandes villes et dans certaines campagnes.
La raison du choix des ours en peluche ne peut découler que d’un besoin de partager des émotions et des traces d’empathie à l’aide de cet objet d’adoration infantile.
Mais au-delà d’un objet de tendresse lié aux primes enfances, les teddy bears constituent aussi dans certaines régions du monde les objets les plus collectionnés. Ainsi, aux États-Unis d’Amérique, le nombre de collectionneurs d’ours en peluche figure en top 1. Il dépasse les cohortes de collectionneurs de timbres, de médailles et pièces de monnaies ou de cartes postales, considérés souvent, à tort, comme les plus nombreux.
Ainsi, les fans se distribuent-ils au gré des collections, par régions du monde, voire par pays. Utilisant également les outils informatiques pour se retrouver et procéder à des échanges. La mondialisation n’entrave qu’en partie les pratiques liées à la collection, tout comme elle ne lisse pas totalement ni les goûts ni les passions des populations.
Il n’empêche que « la chasse aux ours en peluche » est devenue, depuis mars 2020 et pendant la durée de la pandémie, un rituel transnational, qu’on retrouve dans plusieurs continents, avec çà et là quelques particularismes, donnant lieu à des rituels spécifiques.
Par son implantation multi-continentale, le nombre de « nounours » disséminés bat tous les records quantitatifs d’ours pour enfants exposés dans l’espace public, y compris les chiffres atteints lors de grands rassemblements, tels celui de Dublin en 1995, recensé dans le Guinness Book of Records (avec plus de 33 500 oursons réunis au même endroit, le zoo) ou encore ceux organisés à Andenne en Belgique à l’occasion du Carnaval des ours où furent dénombrés, le 24 juin 2014, 6 840 ours en peluche. Quant à la plus grande collection privée de teddy bears, selon le Guinness Book, elle appartient à un Hongrois qui en possède quelques 20 500 (exactement 20 367 au 27 avril 2019).
S’il fallait rechercher une originalité à cette exposition collective d’ours en peluche, qui se donne à voir généreusement à tous les passants, ce n’est cependant pas dans son caractère de collection privée collective qu’il convient de la trouver. Les collections de ce type se sont en effet multipliées depuis quelques années. Notamment par la coexistence en un même lieu, muséal ou non, d’objets issus de collections particulières. Tels par exemple les 18 collections privées flamandes d’art contemporain rassemblées au Tri Postal de Lille en 2014 (sous le nom de Passions secrètes), ou encore les 11 collectionneurs qui ont occupé l’espace de la Centrale électrique de Bruxelles en 2017 avec leurs œuvres d’art contemporaines favorites (intitulé de l’événement : Private Choices), les 5 collections particulières rassemblées au Musée des Beaux-Arts d’Angers en 2018, (Collectionner, le désir inachevé) ou encore les nombreuses collections co-exposées à la Maison Particulière de Bruxelles, voire à la Maison Rouge de Paris (notamment l’exposition intitulée L’Intime).
Son originalité principale trouve sa source dans une période durant laquelle toutes les collections, qu’elles soient privées ou publiques, se voient rendues inaccessibles – non-visitables, cachées – par les règles gouvernementales de confinement généralisé obligatoire. Même si ceux qui y participent, en les exposant aux façades des maisons, ne sont majoritairement pas « des collectionneurs d’ours en peluche » et n’ont qu’un sentiment diffus de collaborer à une même agrégation cohérente d’objets.
Ce qui caractérise également les objets réunis par cette vaste chasse à l’ours – ou plutôt par ces multiples chasses à l’ours – c’est aussi la haute charge affective ou émotionnelle qui y est associée. L’artiste américain multimédia et musicien minimaliste Charlemagne Palestine, découvert en Belgique il y a plusieurs années déjà par Hergé, joue sur le même aspect quand il réalise des performances en s’aidant d’accumulations d’objets en peluche ou compose avec ceux-ci des installations qui remplissent des salles entières.
Une analogie plus marquée encore peut être établie avec l’initiative disséminée surtout en Europe dès le début des années 2010 qui a donné naissance au Musée des relations brisées ou des relations rompues (Broken Relationships) de Zagreb en 2018. Chaque personne individuelle y contribuait et y contribue encore actuellement en apportant un objet auquel elle tient tout particulièrement car il évoque un moment douloureux de rupture ou de brisure dans sa vie. Cet objet d’attachement peut être un bijou, une paire de chaussures, une clef, un mot d’amour, une carte postale, un ou plusieurs objets en peluche, etc. L’exposition, qui portait déjà l’intitulé de musée avant de s’établir en Croatie, pays initiateur de l’idée, a circulé de ville en ville (au total une trentaine de villes dans le monde) et chaque objet fétiche, chaque marque d’attachement extrême est accompagné d’un bref récit écrit relatant la déchirure vécue de manière douloureuse : perte d’un ami ou d’un conjoint, d’un enfant ou d’un parent, gros chagrin d’amour, trahison d’amitié, souvenirs déchirants, etc. Secrétant une plus grande charge affective encore que l’exposition actuelle éparpillée des ours en peluche.
Pour les chercheurs en anthropologie, ces divers éléments procurent des pistes d’enquêtes, d’observations et de réflexions particulièrement stimulantes. Il en est ainsi notamment du chantier de recherche sur les liens existant entre les émotions et le patrimoine, ouvert par le LAHIC – Laboratoire d’Anthropologie et d’Histoire d’Institution de la Culture, lié à l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), de Paris. (Voir à ce propos, l’ouvrage de Véronique Dassié, Objets d’affection. Une ethnologie de l’intime, 2010, Paris, éditions du CTHS).
Ainsi, cette « collection éparpillée d’ours en peluche» de 2020 frappe-t-elle par une série d’éléments : son origine et son originalité, son ampleur, ses circonstances, ses objectifs, sa charge affective, son accès libre ouvert à tous les promeneurs, la participation volontaire des habitants, les rites qui l’accompagnent. Elle ravit les anthropologues observateurs (même si ces derniers pourront évoquer aussi l’arrivée dans l’espace public en fin d’année 2018, à Paris (13e arrondissement) d’ours géants en peluche (1m40, 5 kg) chargés d’enchanter le quartier des Gobelins, mais dans un contexte circonstanciel radicalement différent)
Elle est surtout totalement inédite en une période tout aussi inédite. Et dépasse largement le cercle des collectionneurs, dits arctophiles.
Si vous faites partie des arctophiles, n’hésitez pas à admirer les magnifiques ours en peluche en vente sur Delcampe.
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